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Dès la fin des hostilités, les belligérants, qui s’étaient contentés jusque-là de protéger leurs territoires contre les nuages atomiques nés des explosions des bombes, en provoquant des courants aériens qui les entraînaient vers d’autres lieux, unirent leurs efforts en vue de les neutraliser et de les détruire. D’innombrables escadrilles d’avions pulvérisèrent dans l’atmosphère et la stratosphère des corps antiradioactifs, cependant que des fusées en faisaient autant dans les hautes couches, où l’air devient rare et léger comme un souvenir. Toute la rondeur de la Terre fut ainsi salée et poivrée après avoir failli rôtir. Mais des phénomènes qu’on n’avait pas prévus se produisirent. Le plus grave fut la fonte des glaces du Pôle Nord.
Sous le choc et la flamme des bombes, les continents de glace de la calotte polaire, bouleversés, pilés, pulvérisés, s’étaient transformés en eaux bouillantes et en vapeurs. Le niveau des océans s’en trouva sensiblement relevé. De l’océan ex-Glacial devenu un chaudron bouillant, une vague partit, ravagea au passage la moitié de la Norvège, submergea l’Islande, s’engouffra dans la mer du Nord. L’Angleterre, une fois de plus, bénit ses falaises. Mais par tous les fleuves, les rivières, les moindres ruisseaux côtiers, le raz-de-marée pénétra à l’intérieur des terres. Londres disparut sous les flots de la Tamise, qui remontait à sa source. En France, tous les ponts de la Seine furent emportés jusqu’à Melun, et de Paris n’émergèrent, pendant deux heures, que Montmartre, Montparnasse, les Buttes-Chaumont, la Montagne-Sainte-Geneviève et le Haut-Vaugirard. Puis les eaux se retirèrent. Mais elles demeurèrent sur les côtes basses, sur les plaines alluviales du monde entier. Les continents les plus proches du Pôle, et qui formaient barrière à l’expansion des eaux de fonte, furent ceux qui subirent les plus graves dégâts. La Sibérie fut submergée de l’Oural aux monts de Verkhoïansk. Il en fut de même pour la moitié du Groenland, et tout le nord de l’Alaska et du Canada. Mais il n’y eut pas un pays au monde qui ne fût touché par la mise en place du nouvel équilibre des eaux. Encore la vague, heureusement, n’était-elle qu’un mouvement et non un déplacement de l’onde. Les eaux radioactives n’avaient pas eu le temps de quitter les alentours du Pôle. Les gouvernements qui n’avaient pas trop à faire chez eux purent se mettre d’accord pour leur opposer rapidement un barrage circulaire d’ondes neutralisantes, à la hauteur du 70e degré de latitude nord.
Il y eut des fuites, inévitables, de même qu’il y eut des nuages qui échappèrent à l’action des avions pulvérisateurs. Des pluies radioactives empoisonnèrent de vastes contrées. Des populations périrent de lèpre et d’anémie atomiques. Mais si l’on ajoutait ces morts aux morts de l’inondation, de la faim, de la peste, de la rapine, de la peur, des transports, on n’en obtenait guère plus de deux cents millions. Et la bombe atomique, par elle-même, directement, n’avait tué personne. En vérité, on ne pouvait dire que la G. M.3 eût été une guerre sérieuse. M. Gé avait trouvé le mot exact : c’était une fausse alerte.
Evidemment, il fallait refaire la carte du monde. Pour une fois, ce n’étaient pas les frontières politiques que la guerre avait modifiées, mais bien les frontières naturelles que depuis des millénaires les lois de l’Univers avaient tracées entre les eaux et les terres émergées. Celles-ci s’étaient vu ronger de toutes parts par la montée des océans, et les pluies torrentielles qui se déversaient sur la plus grande partie de l’hémisphère nord étaient en train de transformer en mers intérieures toutes les plaines basses, et en lacs et en étangs les moindres cuvettes.
Peu à peu, cependant, les Européens survivants essayaient de regagner leurs domiciles. Au sommet des collines, au fond des cavernes où ils s’étaient réfugiés, au fond de la peur où ils s’étaient blottis, ils avaient appris par des rumeurs que la guerre était finie. Ils s’étaient mis en route, qui à pied, qui poussé par un molémoteur sauvé du désastre. Beaucoup encore étaient morts en route, malgré les cantines et les postes de secours installés par les gouvernements aux principaux carrefours émergés. Certains, parvenus après maints détours sur une éminence d’où l’on découvrait d’habitude leur ville ou leur village, ne voyaient plus à sa place qu’une étendue d’eau bourbeuse agitée par la pluie et le vent. Le ciel, colmaté de nuages roussâtres, ne laissait passer en plein midi qu’un petit jour de couleur crème, traversé de pluie. Une chaleur équatoriale régnait sous ce rideau de vapeur. Les graines germaient et perçaient le sol en deux jours. Dans la boue poussaient des plantes géantes, aqueuses, qui pourrissaient avant d’avoir porté fleur. Des légions de moustiques vrombissaient entre les gouttes d’eau. Des forêts de pins coulaient sur les pentes des montagnes, s’effondraient en fumiers dans les vallées. Les bois de Boulogne, Vincennes, Fontainebleau, Clamart, toute la verte ceinture de Paris avait perdu ses feuilles. Les champignons recouvraient le sol, montaient à l’assaut des troncs et des branches. La Seine, qui coulait maintenant de la Madeleine aux Invalides, charriait des nappes d’algues rousses…
Malgré tout, la vie reprenait. Grâce aux molémoteurs, chaque appartement immergé continuait à jouir de la lumière et de l’eau potable. Des convois de cargos aériens apportaient de l’hémisphère sud, qui n’avait souffert que sur ses côtes, les vivres nécessaires aux populations éprouvées. Le Sahara, fertilisé par les pluies, devint un jardin qu’on se hâta de cultiver avec une main-d’œuvre réduite. Des charrues à cent socs, tirés par des molémotrices, traçaient des sillons de mille kilomètres sur lesquels des avions répandaient la semence.
En Europe, les gouvernements s’efforçaient de rétablir l’optimisme, en faisant état de la vague de solidarité qui succédait à la guerre, et du Congrès pour la Paix Universelle qui allait commencer ses travaux à Moontown. Les plus puissants moyens de propagande, remis en place, discours criés par des bouches de fer sur les places publiques, radio, télécinéma, journaux, affiches, répétaient sans cesse ces deux mots : « Paix Universelle… Paix Universelle… » Les journaux avaient décidé, à l’occasion de cet événement, de laisser vraiment, et une fois pour toutes, la première page aux titres. Les articles, on les mettrait à l’intérieur, où on pourrait. Le lecteur s’arrangerait bien pour les trouver.
L’affiche de la Paix, répandue dans le monde entier, présentait une colombe aux ailes déployées, tenant en son bec les trois lettres O.N.U. Selon la place dont elle disposait, tout le mur d’un immeuble ou un petit coin dans une vespasienne, la colombe avait la taille d’un papillon, d’un mouton, d’un bœuf ou d’un mammouth, mais jamais celle d’une colombe. Les aliments du Sud arrivaient dans du papier paraffiné imprimé d’un semis de colombes pas plus grandes que des mouches, bleues. Ce qui donnait la nausée à certains myopes. Les ministres à la tribune, les prêtres dans les chaires, les fonctionnaires à leurs guichets, les commerçants avec leurs clients, les voyageurs dans les cabines stratosphériques, ne parlaient que d’un seul sujet : la Paix Universelle. Mais les vieux Européens se souvenaient d’avoir déjà entendu ça. Certains disaient que cela ressemblait beaucoup à la Paix éternelle. Ils n’en continuaient pas moins de faire, les pieds dans l’eau, les gestes nécessaires pour vivre.
Peu à peu, cependant, les nuages qui pourrissaient Europe s’éclaircissaient. La pluie n’était plus qu’intermittente. Un jour, un rayon de soleil perça la voûte de vapeurs et balaya Paris en diagonale, faisant miroiter, au passage, le visage de la Seine autour des jambes de la Tour Eiffel. Tous les Parisiens qui se trouvaient dans les rues s’agenouillèrent dans la boue à demi séchée, et, confondant, par un réflexe ancestral, la source de toute vie avec Celui qui l’a créée, remercièrent dans leur cœur Dieu au visage de lumière.